L’en-avant

Poème par Emile Verhaeren
Période : 19e siècle

Le corps ployé sur ma fenêtre,
Les nerfs vibrants et sonores de bruit,
J’écoute avec ma fièvre et j’absorbe, en mon être,
Les tonnerres des trains qui traversent la nuit.
Ils sont un incendie en fuite dans le vide.
Leur vacarme de fer, sur les plaques des ponts,
Tintamarre si fort qu’on dirait qu’il décide
Du rut d’un cratère ou des chutes d’un mont.
Et leur élan m’ébranle encor et me secoue,
Qu’au loin, dans la ténèbre et dans la nuit du sort,
Ils réveillent déjà, du fracas de leurs roues,
Le silence endormi dans les gares en or.

Et mes muscles bandés où tout se répercute
Et se prolonge et tout à coup revit
Communiquent, minute par minute,
Ce vol sonore et trépidant à mon esprit.
Il le remplit d’angoisse et le charme d’ivresse
Etrange et d’ample et furieuse volupté,
Lui suggérant, dans les routes de la vitesse,
Un sillage nouveau vers la vieille beauté.

Oh ! les rythmes fougueux de la nature entière
Et les sentir et les darder à travers soi !
Vivre les mouvements répandus dans les bois,
Le sol, le vent, la mer et les tonnerres ;
Vouloir qu’en son cerveau tressaille l’univers ;
Et pour en condenser les frissons clairs
En ardentes images,
Aimer, aimer surtout la foudre et les éclairs
Dont les dévorateurs de l’espace et de l’air
Incendient leur passage !

Emile Verhaeren