Fable par Jean-Pierre Claris de Florian Période : 18e siècle
Des laboureurs vivoient paisibles et contents
dans un riche et nombreux village ;
dès l’ aurore ils alloient travailler à leurs champs,
le soir ils revenoient chantants
au sein d’ un tranquille ménage ;
et la nature bonne et sage,
pour prix de leurs travaux, leur donnoit tous les ans
de beaux bleds et de beaux enfants.
Mais il faut bien souffrir, c’ est notre destinée.
Or il arriva qu’ une année,
dans le mois où le blond Phébus
s’ en va faire visite au brûlant Sirius,
la terre, de sucs épuisée,
ouvrant de toutes parts son sein,
haletoit sous un ciel d’ airain.
Point de pluie et point de rosée.
Sur un sol crevassé l’ on voit noircir le grain,
les épis sont brûlés, et leurs têtes penchées
tombent sur leurs tiges séchées.
On trembla de mourir de faim ;
la commune s’ assemble. En hâte on délibere ;
et chacun, comme à l’ ordinaire,
parle beaucoup et rien ne dit.
Enfin quelques vieillards, gens de sens et d’ esprit,
proposerent un parti sage :
mes amis, dirent-ils, d’ ici vous pouvez voir
ce mont peu distant du village ;
là se trouve un grand lac, immense réservoir
des souterraines eaux qui s’ y font un passage.
Allez saigner ce lac ; mais sachez ménager
un petit nombre de saignées,
afin qu’ à votre gré vous puissiez diriger
ces bienfaisantes eaux dans vos terres baignées.
Juste quand il faudra nous les arrêterons.
Prenez bien garde au moins… oui, oui, courons,
courons,
s’ écrie aussitôt l’ assemblée.
Et voilà mille jeunes gens
armés d’ hoyaux, de pics, et d’ autres instruments,
qui volent vers le lac : la terre est travaillée
tout autour de ses bords ; on perce en cent endroits
à la fois ;
d’ un morceau de terrain chaque ouvrier se charge :
courage ! Allons ! Point de repos !
L’ ouverture jamais ne peut être assez large.
Cela fut bientôt fait. Avant la nuit, les eaux,
tombant de tout leur poids sur leur digue affoiblie,
de par-tout roulent à grands flots.
Transports et compliments de la troupe ébahie,
qui s’ admire dans ses travaux.
Le lendemain matin ce ne fut pas de même :
on voit flotter les bleds sur un océan d’ eau ;
pour sortir du village il faut prendre un bateau ;
tout est perdu, noyé. La douleur est extrême,
on s’ en prend aux vieillards : c’ est vous, leur
disoit-on,
qui nous coûtez notre moisson ;
votre maudit conseil… il étoit salutaire,
répondit un d’ entre eux ; mais ce qu’ on vient de faire
est fort loin du conseil comme de la raison.
Nous voulions un peu d’ eau, vous nous lâchez la bonde ;
l’ excès d’ un très grand bien devient un mal très grand :
le sage arrose doucement,
l’ insensé tout de suite inonde.
Florian