L’Hermine, le Castor et le Sanglier

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Une hermine, un castor, un jeune sanglier,
cadets de leur famille, et partant sans fortune,
dans l’ espoir d’ en acquérir une
quitterent leur forêt, leur étang, leur hallier.
Après un long voyage, après mainte aventure,
ils arrivent dans un pays
où s’ offrent à leurs yeux ravis
tous les trésors de la nature,
des prés, des eaux, des bois, des vergers pleins de fruits.
Nos pélerins, voyant cette terre chérie,
éprouvent les mêmes transports
qu’ énée et ses troyens en découvrant les bords
du royaume de Lavinie.
Mais ce riche pays étoit de toutes parts
entouré d’ un marais de bourbe
où des serpents et des lésards
se jouoit l’ effroyable tourbe.
Il falloit le passer ; et nos trois voyageurs
s’ arrêtent sur le bord, étonnés et rêveurs.
L’ hermine la premiere avance un peu la patte ;
elle la retire aussitôt,
en arriere elle fait un saut,
en disant : mes amis, fuyons en grande hâte ;
ce lieu, tout beau qu’ il est, ne peut nous convenir,
pour arriver là bas il faudroit se salir ;
et moi je suis si délicate,
qu’ une tache me fait mourir.
Ma soeur, dit le castor, un peu de patience ;
on peut, sans se tacher, quelquefois réussir :
il faut alors du temps et de l’ intelligence ;
nous avons tout cela : pour moi, qui suis maçon,
je vais en quinze jours vous bâtir un beau pont
sur lequel nous pourrons, sans craindre les morsures
de ces vilains serpents, sans gâter nos fourrures,
arriver au milieu de ce charmant vallon.
Quinze jours ! Ce terme est bien long,
répond le sanglier : moi, j’ y serai plus vîte ;
vous allez voir comment. En prononçant ces mots,
le voilà qui se précipite
au plus fort du bourbier, s’ y plonge jusqu’ au dos,
à travers les serpents, les lésards, les crapauds,
marche, pousse à son but, arrive plein de boue ;
et là, tandis qu’ il se secoue,
jetant à ses amis un regard de dédain :
apprenez, leur dit-il, comme on fait son chemin.

Florian