Les deux Persans

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Cette pauvre raison dont l’ homme est si jaloux
n’ est qu’ un pâle flambeau qui jette autour de nous
une triste et foible lumiere ;
pardelà c’ est la nuit : le mortel téméraire
qui veut y pénétrer marche sans savoir où.
Mais ne point profiter de ce bienfait suprême,
éteindre son esprit, et s’ aveugler soi-même,
c’ est un autre excès non moins fou.
En Perse il fut jadis deux freres,
adorant le soleil, suivant l’ antique loi.
L’ un d’ eux, chancelant dans sa foi,
n’ estimant rien que ses chimeres,
prétendoit méditer, connoître, approfondir
de son dieu la sublime essence ;
et du matin au soir, afin d’ y parvenir,
l’ oeil toujours attaché sur l’ astre qu’ il encense ;
il vouloit expliquer le secret de ses feux.
Le pauvre philosophe y perdit les deux yeux ;
et dès lors du soleil il nia l’ existence.
L’ ntre étoit crédule et bigot ;
effrayé du sort de son frere,
il y vit de l’ esprit l’ abus trop ordinaire,
et mit tous ses efforts à devenir un sot.
On vient à bout de tout ; le pauvre solitaire
avoit peu de chemin à faire,
il fut content de lui bientôt.
Mais, de peur d’ offenser l’ astre qui nous éclaire
en portant jusqu’ à lui des regards indiscrets,
il se fit un trou sous la terre,
et condamna ses yeux à ne le voir jamais.
Humains, pauvres humains, jouissez des bienfaits
d’ un dieu que vainement la raison veut comprendre,
mais que l’ on voit par-tout, mais qui parle à nos coeurs.
Sans vouloir deviner ce qu’ on ne peut apprendre,
sans rejeter les dons que sa main sait répandre,
employons notre esprit à devenir meilleurs.
Nos vertus au très-haut sont le plus digne hommage,
et l’ homme juste est le seul sage.

Florian