Le Lapin et la Sarcelle

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Unis dès leurs jeunes ans
d’ une amitié fraternelle,
un lapin, une sarcelle,
vivoient heureux et contents.
Le terrier du lapin étoit sur la lisiere
d’ un parc bordé d’ une riviere.
Soir et matin nos bons amis,
profitant de ce voisinage,
tantôt au bord de l’ eau, tantôt sous le feuillage,
l’ un chez l’ autre étoient réunis.
Là, prenant leurs repas, se contant des nouvelles,
ils n’ en trouvoient point de si belles
que de se répéter qu’ ils s’ aimeroient toujours.
Ce sujet revenoit sans cesse en leurs discours.
Tout étoit en commun, plaisir, chagrin, souffrance ;
ce qui manquoit à l’ un, l’ autre le regrettoit ;
si l’ un avoit du mal, son ami le sentoit ;
si d’ un bien au contraire il goûtoit l’ espérance,
tous deux en jouissoient d’ avance.
Tel étoit leur destin, lorsqu’ un jour, jour affreux !
Le lapin, pour dîner venant chez la sarcelle,
ne la retrouve plus : inquiet, il l’ appelle ;
personne ne répond à ses cris douloureux.
Le lapin, de frayeur l’ ame toute saisie,
va, vient, fait mille tours, cherche dans les roseaux,
s’ incline par-dessus les flots,
et voudroit s’ y plonger pour trouver son amie.
Hélas ! S’ écrioit-il, m’ entends-tu ? Réponds-moi,
ma soeur, ma compagne chérie ;
ne prolonge pas mon effroi :
encor quelques moments, c’ en est fait de ma vie ;
j’ aime mieux expirer que de trembler pour toi.
Disant ces mots, il court, il pleure,
et, s’ avançant le long de l’ eau,
arrive enfin près du château
où le seigneur du lieu demeure.
Là, notre désolé lapin
se trouve au milieu d’ un parterre,
et voit une grande voliere
où mille oiseaux divers voloient sur un bassin.
L’ amitié donne du courage.
Notre ami, sans rien craindre, approche du grillage,
regarde et reconnoît… ô tendresse ! ô bonheur !
La sarcelle : aussitôt il pousse un cri de joie ;
et, sans perdre de temps à consoler sa soeur,
de ses quatre pieds il s’ emploie
à creuser un secret chemin
pour joindre son amie, et par ce souterrain
le lapin tout-à-coup entre dans la voliere,
comme un mineur qui prend une place de guerre.
Les oiseaux effrayés se pressent en fuyant.
Lui court à la sarcelle ; il l’ entraîne à l’ instant
dans son obscur sentier, la conduit sous la terre ;
et, la rendant au jour, il est prêt à mourir
de plaisir.
Quel moment pour tous deux ! Que ne sais-je le peindre
comme je saurois le sentir !
Nos bons amis croyoient n’ avoir plus rien à craindre ;
ils n’ étoient pas au bout. Le maître du jardin,
en voyant le dégât commis dans sa voliere,
jure d’ exterminer jusqu’ au dernier lapin :
mes fusils ! Mes furets ! Crioit-il en colere.
Aussitôt fusils et furets
sont tout prêts.
Les gardes et les chiens vont dans les jeunes tailles,
foillant les terriers, les broussailles ;
tout lapin qui paroît trouve un affreux trépas :
les rivages du Styx sont bordés de leurs mânes ;
dans le funeste jour de Cannes
on mit moins de romains à bas.
La nuit vient ; tant de sang n’ a point éteint la rage
du seigneur, qui remet au lendemain matin
la fin de l’ horrible carnage.
Pendant ce temps, notre lapin,
tapi sous des roseaux auprès de la sarcelle,
attendoit en tremblant la mort,
mais conjuroit sa soeur de fuir à l’ autre bord
pour ne pas mourir devant elle.
Je ne te quitte point, lui répondoit l’ oiseau ;
nous séparer seroit la mort la plus cruelle.
Ah ! Si tu pouvois passer l’ eau !
Pourquoi pas ? Attends-moi… la sarcelle le quitte,
et revient traînant un vieux nid
laissé par des canards : elle l’ emplit bien vîte
de feuilles de roseau, les presse, les unit
des pieds, du bec, en forme un batelet capable
de supporter un lourd fardeau ;
puis elle attache à ce vaisseau
un brin de jonc qui servira de cable.
Cela fait, et le bâtiment
mis à l’ eau, le lapin entre tout doucement
dans le léger esquif, s’ assied sur son derriere,
tandis que devant lui la sarcelle nageant
tire le brin de jonc, et s’ en va dirigeant
cette nef à son coeur si chere.
On aborde, on débarque ; et jugez du plaisir !
Non loin du port on va choisir
un asyle où, coulant des jours dignes d’ envie,
nos bons amis, libres, heureux,
aimerent d’ autant plus la vie
qu’ ils se la devoient tous les deux.

Florian