Le Chat et la Lunette

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Un chat sauvage et grand chasseur
s’ établit, pour faire bombance,
dans le parc d’ un jeune seigneur
où lapins et perdrix étoient en abondance.
Là, ce nouveau Nembrod, la nuit comme le jour,
à la course, à l’ affût également habile,
poursuivoit, attendoit, immoloit tour-à-tour
et quadrupede et volatile.
Les gardes épioient l’ insolent braconnier ;
mais, dans le fort du bois caché près d’ un terrier,
le drôle trompoit leur adresse.
Cependant il craignoit d’ être pris à la fin,
et se plaignoit que la vieillesse
lui rendît l’ oeil moins sûr, moins fin.
Ce penser lui causoit souvent de la tristesse ;
lorsqu’ un jour il rencontre un petit tuyau noir
garni par ses deux bouts de deux glaces bien nettes :
c’ étoit une de ces lunettes
faites pour l’ opéra, que par hasard, un soir,
le maître avoit perdue en ce lieu solitaire.
Le chat d’ abord la considere,
la touche de sa griffe, et de l’ extrémité
la fait à petits coups rouler sur le côté,
court après, s’ en saisit, l’ agite, la remue,
étonné que rien n’ en sortît.
Il s’ avise à la fin d’ appliquer à sa vue
le verre d’ un des bouts, c’ étoit le plus petit.
Alors il apperçoit sous la verte coudrette
un lapin que ses yeux tout seuls ne voyoient pas.
Ah ! Quel trésor ! Dit-il en serrant sa lunette,
et courant au lapin qu’ il croit à quatre pas.
Mais il entend du bruit ; il reprend sa machine,
s’ en sert par l’ autre bout, et voit dans le lointain
le garde qui vers lui chemine.
Pressé par la peur, par la faim,
il reste un moment incertain,
hésite, réfléchit, puis de nouveau regarde :
mais toujours le gros bout lui montre loin le garde,
et le petit tout près lui fait voir le lapin.
Croyant avoir le temps, il va manger la bête ;
le garde est à vingt pas qui vous l’ ajuste au front,
lui met deux balles dans la tête,
et de sa peau fait un manchon.
Chacun de nous a sa lunette,
qu’ il retourne suivant l’ objet ;
on voit là-bas ce qui déplaît,
on voit ici ce qu’ on souhaite.

Florian