À Madrid

Poème par Théophile Gautier
Recueil : Espagna
Période : 19e siècle

Dans le boudoir ambré d’une jeune marquise,
Grande d’Espagne, belle, et d’une grâce exquise,
Au milieu de la table, à la place de fleurs,
Frais groupe mariant et parfums et couleurs,
Grimaçait sur un plat une tête coupée,
Sculptée en bois et peinte, et dans le sang trempée,
Le front humide encor des suprêmes sueurs,
L’œil vitreux et blanchi de ces pâles lueurs
Dont la lampe de l’âme en s’éteignant scintille ;
Chef-d’œuvre affreux, signé Montañès de Séville,
D’une vérité telle et d’un si fin travail,
Qu’un bourreau n’aurait su reprendre un seul détail.

La marquise disait : « Voyez donc quel artiste !
Nul sculpteur n’a jamais fait les Saint Jean-Baptiste
Et rendu les effets du damas sur un col
Comme ce Sévillan, Michel-Ange espagnol !
Quelle imitation dans ces veines tranchées,
Où le sang perle encore en gouttes mal séchées !
Et comme dans la bouche on sent le dernier cri
Sous le fer jaillissant de ce gosier tari ! »
En me disant cela d’une voix claire et douce,
Sur l’atroce sculpture elle passait son pouce,
Coquette, souriant d’un sourire charmant,
L’œil humide et lustré comme pour un amant.

Madrid, 1843.

Théophile Gautier