L’Escaut

Poème par Emile Verhaeren
Période : 19e siècle

Et celui-ci puissant, compact, pâle et vermeil,
Remue, en ses mains d’eau, du gel et du soleil ;
Et celui-là étale, entre ses rives brunes,
Un jardin sombre et clair pour les jeux de la lune ;

Et cet autre se jette à travers le désert,
Pour suspendre ses flots aux lèvres de la mer
Et tel autre, dont les lueurs percent les brumes
Et tout à coup s’allument,
Figure un Wahallah de verre et d’or,

Où des gnomes velus gardent les vieux trésors.
En Touraine, tel fleuve est un manteau de gloire.
Leurs noms ? L’Oural, l’Oder, le Nil, le Rhin, la Loire.
Gestes de Dieux, cris de héros, marche de Rois,
Vous les solennisez du bruit de vos exploits.

Leurs bords sont grands de votre orgueil ; des palais vastes
Y soulèvent jusques aux nuages leur faste.
Tous sont guerriers : des couronnes cruelles
S’y reflètent – tours, burgs, donjons et citadelles –
Dont les grands murs unis sont pareils aux linceuls.

Il n’est qu’un fleuve, un seul,
Qui mêle au déploiement de ses méandres
Mieux que de la grandeur et de la cruauté,
Et celui-là se voue au peuple – et aux cités
Où vit, travaille et se redresse encor, la Flandre !

Tu es doux ou rugueux, paisible ou arrogant,
Escaut des Nords – vagues pâles et verts rivages –
Route du vent et du soleil, cirque sauvage
Où se cabre l’étalon noir des ouragans,
Où l’hiver blanc s’accoude à des glaçons torpides,
Où l’été luit dans l’or des facettes rapides
Que remuaient les bras nerveux de tes courants.

T’ai-je adoré durant ma prime enfance !
Surtout alors qu’on me faisait défense
De manier
Voile ou rames de marinier,
Et de rôder parmi tes barques mal gardées.

Les plus belles idées
Qui réchauffent mon front,
Tu me les as données :
Ce qu’est l’espace immense et l’horizon profond,
Ce qu’est le temps et ses heures bien mesurées,
Au va-et-vient de tes marées,
Je l’ai appris par ta grandeur.

Mes yeux ont pu cueillir les fleurs trémières,
Des plus rouges lumières,
Dans les plaines de ta splendeur.
Tes brouillards roux et farouches furent les tentes
Où s’abrita la douleur haletante
Dont j’ai longtemps, pour ma gloire, souffert ;

Tes flots ont ameuté, de leurs rythmes, mes vers ;
Tu m’as pétri le corps, tu m’as exalté l’âme ;
Tes tempêtes, tes vents, tes courants forts, tes flammes,
Ont traversé comme un crible, ma chair ;
Tu m’as trempé, tel un acier qu’on forge,
Mon être est tien, et quand ma voix
Te nomme, un brusque et violent émoi
M’angoisse et me serre la gorge.

Escaut,
Sauvage et bel Escaut,
Tout l’incendie
De ma jeunesse endurante et brandie,
Tu l’as épanoui :
Aussi,
Le jour que m’abattra le sort,
C’est dans ton sol, c’est sur tes bords,
Qu’on cachera mon corps,
Pour te sentir, même à travers la mort, encor !

Emile Verhaeren