La dame en noir

Poème par Emile Verhaeren
Période : 19e siècle

– Dans la ville d’ébène et d’or,
Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre, après tant de jours,
Qu’attendre encor ?

– Les chiens du noir espoir ont aboyé, ce soir,
Vers les lunes de mes deux yeux,
Si longuement, vers mes deux yeux silencieux,
Si longuement et si terriblement, ce soir,
Vers les lunes de mes deux yeux en noir.

Dites, quels feux agitent-ils mes crins,
Pour affoler ainsi ces chiens,
Et quelle ardeur règne en mes reins
Et dans mon corps toisonné d’or ?

– Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre, après de si longs jours,
Qu’aittendre ?

– Vers quel paradis noir font-ils voile mes seins,
Et vers quels horizons ameutés de tocsins ?
Dites, quel Walhalla tumultueux de fièvres
Ou quels chevaux cabrés vers l’amour sont mes lèvres ?

Dites, quel incendie et quel effroi
Suis-je ? pour ces grands chiens, qui me lèchent ma rage,
Et quel naufrage espèrent-il en mon orage
Pour tant chercher leur mort en moi ?

– Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre après de si longs jours ?

– Mes yeux, comme des pierres d’or,
Luisent pendant les nuits charnelles :
Je suis belle comme la mort
Et suis publique aussi comme elle.

Aux douloureux traceurs d’éclairs
Et de désirs sur mes murailles,
J’offre le catafalque de mes chairs
Et les cierges des funérailles.

Je leur donne tout mon remords
Pour les soûler au seuil du porche,
Et le blasphème de mon corps
Brandi vers Dieu comme une torche.

Ils me savent comme une tour
De fer et de siècles vêtue,
Et s’exècrent en mon amour
Qui les affole et qui les tue.

Ce qu’ils aiment – coeur saccagé,
Esprit dément, âme incertaine
C’est le dégoût surtout que j’ai
De leurs baisers ou de leur haine.

C’est de trouver encore en moi
Leur pourpre et noire parélie
Et mon drapeau de rouge effroi
Echevelé dans leur folie.

– Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre, après de si longs jours,
Qu’attendre ?

– A cette heure de vieux soleil chargé de soir
Qui se projette en éclats d’or sur le trottoir,
Quand la ville s’allonge en un serpentement
De feux et de chemins, vers cet aimant
Toujours debout à l’horizon : la femme,
Les chiens du désespoir
Ont aboyé vers les yeux de mon âme,
Si longuement vers mes deux yeux,
Si longuement et si lointainement, ce soir,
Vers les lunes de mes deux yeux en noir !

Dites, quel brûlement et quelle ardeur mes crins
Font-ils courir au long de mon corps d’or ?
Et de quelle fureur s’animent-ils mes reins,
Devant les yeux hallucinés des chiens ?

Et moi aussi, dites, quel Walhalla de fièvres
Vient à mon tour m’incendier les lèvres
Et vers quels horizons ameutés de tocsins
Et quels paradis noirs font-ils voile, mes seins ?

Dites, quel appel et quel effroi
Viennent ce soir me chasser hors de moi,
Sur les places, dans les villes,
Reine foudroyante et servile ?

– Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre, après de si longs jours,
Qu’attendre ?

– Hélas ! quand viendra-t-il, celui
Qui doit venir – peut-être aujourd’hui –
Qui doit venir vers mon attente
Fatalement, et qui viendra ?

La démence incurable et tourmentante,
Qui donc en lui la sentira
Monter jusqu’à mes seins qui hallucinent ?
Vers les deux mains de ceux qui assassinent
Mon corps se dresse ardent et blême ;
Je suis celle qui ne craint rien
Et dont personne ne s’abstient :
Je suis tentatrice suprême.
Dites ? Qui donc doit me vouloir, ce soir, au fond d’un bouge ?

– Sombre dame des carrefours,
Qu’attendre après de si longs jours,
Qu’attendre ?

– J’attends tel homme an couteau rouge.

Emile Verhaeren