A longs filets de sang ce lamentable corps

Poème par Théodore Agrippa D'Aubigné
Période : 16e siècle

A longs filets de sang ce lamentable corps
Tire du lieu qu’il fuit le lien de son âme,
Et séparé du coeur qu’il a laissé dehors,
Dedans les forts liens et aux mains de sa dame,
Il s’enfuit de sa vie et cherche mille morts.

Plus les rouges destins arrachent loin du coeur
Mon estomac pillé, j’épanche mes entrailles
Par le chemin qui est marqué de ma douleur.
La beauté de Diane ainsi que des tenailles
Tirent l’un d’un côté, l’autre suit le malheur.

Qui me voudra trouver détourne par mes pas,
Par les buissons rougis, mon corps de place en place,
Comme un vaneur baissant la tête contre bas
Suit le sanglier blessé aisément à la trace,
Et le poursuit à l’oeil jusqu’au lieu du trépas.

Diane, qui voudra me poursuivre en mourant,
Qu’on écoute les rocs résonner mes querelles,
Qu’on suive pour mes pas de larmes un torrent,
Tant qu’on trouve séché de mes peines cruelles
Un coffre, ton portrait, et rien au demeurant.

Les champs sont abreuvés après moi de douleurs,
Le souci, l’encolie, et les tristes pensées
Renaissent de mon sang et vivent de mes pleurs,
Et des cieux les rigueurs contre moi courroucées
Font servir mes soupirs à éventer ses fleurs.

Un bandeau de fureur épais presse mes yeux
Qui ne discernent plus le danger ni la voie,
Mais ils vont effrayant de leur regard les lieux
Où se trame ma mort, et ma présence effraie
Ce qu’embrassent la terre et la voûte des cieux. […]

Théodore Agrippa d’Aubigné