Les deux Jardiniers

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Deux freres jardiniers avoient par héritage
un jardin dont chacun cultivoit la moitié ;
liés d’ une étroite amitié,
ensemble ils faisoient leur ménage.
L’ un d’ eux, appelé Jean, bel esprit, beau parleur,
se croyoit un très grand docteur ;
et Monsieur Jean passoit sa vie
à lire l’ almanach, à regarder le temps
et la girouette et les vents.
Bientôt, donnant l’ essor à son rare génie,
il voulut découvrir comment d’ un pois tout seul
des milliers de pois peuvent sortir si vîte ;
pourquoi la graine du tilleul,
qui produit un grand arbre, est pourtant plus petite
que la feve qui meurt à deux pieds du terrain ;
enfin par quel secret mystere
cette feve qu’ on seme au hasard sur la terre
sait se retourner dans son sein,
place en bas sa racine et pousse en haut sa tige.
Tandis qu’ il rêve et qu’ il s’ afflige
de ne point pénétrer ces importants secrets,
il n’ arrose point son marais ;
ses épinars et sa laitue
sechent sur pied ; le vent du nord lui tue
ses figuiers qu’ il ne couvre pas.
Point de fruits au marché, point d’ argent dans la bourse ;
et le pauvre docteur, avec ses almanachs,
n’ a que son frere pour ressource.
Celui-ci, dès le grand matin,
travailloit en chantant quelque joyeux refrain,
béchoit, arrosoit tout du pêcher à l’ oseille.
Sur ce qu’ il ignoroit sans vouloir discourir,
il semoit bonnement pour pouvoir recueillir.
Aussi dans son terrain tout venoit à merveille ;
il avoit des écus, des fruits et du plaisir.
Ce fut lui qui nourrit son frere ;
et quand Monsieur Jean tout surpris
s’ en vint lui demander comment il savoit faire :
mon ami, lui dit-il, voici tout le mystere :
je travaille, et tu réfléchis ;
lequel rapporte davantage ?
Tu te tourmentes, je jouis ;
qui de nous deux est le plus sage ?

Florian