Le Laboureur de Castille

Fable par Jean-Pierre Claris de Florian
Période : 18e siècle

Le plus aimé des rois est toujours le plus fort.
En vain la fortune l’ accable ;
en vain mille ennemis ligués avec le sort
semblent lui présager sa perte inévitable :
l’ amour de ses sujets, colonne inébranlable,
rend inutiles leurs efforts.
Le petit-fils d’ un roi grand par son malheur même,
Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit,
chassé par l’ anglois de Madrid,
croyoit perdu son diadême.
Il fuyoit presque seul, accablé de douleur.
Tout-à-coup à ses yeux s’ offre un vieux laboureur,
homme franc, simple et droit, aimant plus que sa vie
ses enfants et son roi, sa femme et sa patrie,
parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup,
riche et pourtant aimé, cité dans les Castilles
comme l’ exemple des familles.
Son habit, filé par ses filles,
étoit ceint d’ une peau de loup.
Sous un large chapeau sa tête bien à l’ aise
faisoit voir des yeux vifs et des traits basanés,
et ses moustaches de son nez
descendoient jusques sur sa fraise.
Douze fils le suivoient, tous grands, beaux, vigoureux.
Un mulet chargé d’ or étoit au milieu d’ eux.
Cet homme, dans cet équipage,
devant le roi s’ arrête, et lui dit : où vas-tu ?
Un revers t’ a-t-il abattu ?
Vainement l’ archiduc a sur toi l’ avantage ;
c’ est toi qui régneras, car c’ est toi qu’ on chérit.
Qu’ importe qu’ on t’ ait pris Madrid ?
Notre amour t’ est resté, nos corps sont tes murailles ;
nous périrons pour toi dans les champs de l’ honneur.
Le hasard gagne les batailles ;
mais il faut des vertus pour gagner notre coeur.
Tu l’ as, tu régneras. Notre argent, notre vie,
tout est à toi, prends tout. Graces à quarante ans
de travail et d’ économie,
je peux t’ offrir cet or. Voici mes douze enfants,
voilà douze soldats ; malgré mes cheveux blancs,
je ferai le treizieme : et, la guerre finie,
lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands,
viendront te demander, pour prix de leurs services,
des biens, des honneurs, des rubans,
nous ne demanderons que repos et justice.
C’ est tout ce qu’ il nous faut. Nous autres pauvres gens
nous fournissons au roi du sang et des richesses ;
mais, loin de briguer ses largesses,
moins il donne et plus nous l’ aimons.
Quand tu seras heureux, nous fuirons ta présence,
nous te bénirons en silence :
on t’ a vaincu, nous te cherchons.
Il dit, tombe à genoux. D’ une main paternelle
Philippe le releve en poussant des sanglots ;
il presse dans ses bras ce sujet si fidele,
veut parler, et les pleurs interrompent ses mots.
Bientôt, selon la prophétie
du bon vieillard, Philippe fut vainqueur,
et, sur le trône d’ Ibérie,
n’ oublia point le laboureur.

Florian